ALEXANDER FEDOROV EST LE DÉMON DU MUSCLE
TEXTE JAKE BRONSTEIN
Quelque part dans la banlieue de Saint-Pétersbourg, en Russie, un colosse s'allonge sur le dos et s'apprête à faire une démonstration de développé couché aux observateurs américains que nous sommes. On ne sait pas très bien quelle charge il va pousser car dans cette salle humide aux murs recouverts de moisissures, on ne distingue aucune indication sur les disques hétéroclites enfilés sur la barre. Toutefois, l'effort sur son visage ne nous laisse aucun doute: déplacer autant de disques à la fois a de quoi réveiller les morts!
Il ne parle pas l'anglais, mais certains clichés transcendent le langage, comme le vacarme d'une musique techno déjà vieillotte sortant de son radiocassette portable tandis qu'il descend la barre jusqu'à sa poitrine massive. Il marque un temps d'arrêt, mais avant qu'il ait pu repousser la charge, il y a une panne de courant. Tout s'arrête net – la musique, la lumière, le mouvement… tout. Pour la majorité des bodybuilders, ce serait un moment terrifiant, l'exemple parfait d'une situation d'impuissance totale. Pourtant, pour Alexander Fedorov, cet homme qui s'entraîne dans un cimetière, qui remporte des compétitions en dépit de graves blessures et que l'on peut assurément considérer comme le plus prometteur de tous les bodybuilders russes, cela fait partie du quotidien.
UNE DÉCISION SÉPULCRALE
La salle de musculation privée d'Alexander Fedorov se trouve à l'abri des regards, au fin fond d'un des plus grands cimetières de Russie. En fait, le vestiaire du fossoyeur se trouve au bout du couloir, de l'autre côté de l'entrée cadenassée. L'odeur des vêtements tachés de sueur, des bottes sales et des semelles intérieures que la plupart des hommes laissent sur le radiateur envahirait probablement la salle si celle-ci ne dégageait pas déjà sa propre odeur. Pareille à une couche de boue, les moisissures tapissent les murs. Quand au matériel en piteux état, dont la plus grande partie date de 15 à 20 ans, il est rarement nettoyé.
Cependant, si l'on veut comprendre pourquoi Alex choisit de rester ici alors qu'il reçoit de toute part des offres l'invitant à "pousser la fonte" en d'autres lieux, il faut d'abord écouter l'histoire de son père, Anatoliy Fedorov. Certes, ces deux hommes ont les mêmes sourcils, conduisent des voitures semblables (des BMW noires à quatre portes) et affichent un penchant pour des sonneries de téléphone idiotes (le portable d'Alex en a tellement qu'on s'y perd et celui de son père fait entendre une musique assourdissante de MC Hammer), mais il y a bien plus que cela.
Né en 1952, Anatoliy a grandi à Saint- Pétersbourg qui, à l'époque, s'appelait Leningrad. Il a travaillé comme chauffeur d'autobus et, se contentant des espérances modestes propres au régime communiste soviétique, il pensait qu'il avait tout pour être heureux… jusqu'au jour où il a fait la connaissance de Vladimir Dubinin, un bodybuilder russe qui, aujourd'hui, dirige pratiquement ce sport en Russie. Cette rencontre a changé le destin d'Anatoliy. "C'est la démonstration qu'il a faite," explique-t-il par le truchement de Mikhail Gouliayev, le manager et interprète d'Alexander. "C'était très impressionnant. Je n'avais jamais rien vu de pareil."
Anatoliy ne tarda pas à convaincre plusieurs de ses amis de se cotiser pour construire une salle de musculation. Or, cette salle se trouvait dans un sous-sol mal aéré et non conforme aux normes. Il a donc fallu aller ailleurs. Ensuite, le matériel toujours plus fourni a été installé dans un "complexe sportif," ensemble de bâtiments destinés à l'entraînement d'enfants et d'adultes pratiquant 20 à 30 sports différents. Cependant, ces locaux ont été fermés il y a quelques années et la salle de musculation a donc dû être déplacée une fois de plus. Pour Anatoliy dont le nouveau métier consistait à mettre en place des pierres tombales, le cimetière avec son labyrinthe interminable de hangars et d'ateliers est apparu comme un choix évident.
En 1978, Anatoliy a eu le premier de ses deux fils, Alexander. "Mon rêve était que lui aussi devienne bodybuilder," déclare Anatoliy, les yeux rivés sur Alex tandis qu'ils se préparent, tous deux, pour un entraînement du dos avec les appareils à poulies "fait maison," dressés dans la salle. "Mais je ne l'ai jamais forcé à devenir bodybuilder. Il venait souvent me voir m'entraîner et, un jour, il m'a demandé de lui montrer comment on s'y prend. C'est lui qui a fait ce choix et ça m'a rendu très heureux." Il a été encore plus heureux quand Alex a commencé à gagner des concours.
À ce jour, les deux hommes ne pourraient pas être plus proches l'un de l'autre. En fait, non seulement Anatoliy entraîne Alex, mais il fait aussi de la musculation avec lui deux fois par jour, pratiquant souvent les mêmes exercices et utilisant des charges absolument identiques. Quant à Alexander, il vit toujours dans le minuscule appartement où il a été élevé et qui remonte à l'ère communiste. C'est son père qui s'est installé ailleurs et qui a laissé à son fils aîné ce domicile tellement exigu qu'une toute petite table peut à peine tenir dans la cuisine
Bien que les deux hommes affirment le contraire, il est difficile d'imaginer que la passion d'Anatoliy pour le bodybuilding ne soit pas largement responsable de la décision d'Alexander de faire carrière dans ce sport. Toutefois, Anatoliy assiste rarement aux compétitions de son fils, tout simplement parce qu'il ne supporte pas de le voir jugé par d'autres personnes. "Il s'énerve vraiment s'il estime qu'Alex a été mal noté," explique Gouliayev. "Une fois, il a failli avoir une crise cardiaque. Il vaut mieux qu'il s'abstienne de venir."
RÉSURRECTION
On pourrait croire que le cimetière et le matériel délabré constituent un obstacle pour Alex; en réalité, c'est tout à fait le contraire. Alex aime bien cet endroit. Il a un contrat avec une autre salle du coin équipée de machines Cybex et autres appareils modernes, mais il ne s'y entraîne qu'une fois par semaine, juste pour remplir ses obligations. De même, au cours de sa première et seule visite aux U.S.A., il n'a guère été impressionné par le Gold's Gym à Venice (Californie), connu comme la Mecque du bodybuilding. "Tout le monde contracte ses muscles, mais personne ne fait vraiment de la musculation," fait-il remarquer.
Cela ne veut pas dire qu'il n'a pas rencontré d'obstacles dans sa vie. Tandis qu'il nous conduit du cimetière au bar à sushis qu'il fréquente après ses entraînements, il crispe ses mains sur le volant quand il commence à nous expliquer qu'il a été disqualifié pour dopage aux championnats d'Europe en 1999. Il réfute ces accusations, mais a été tellement dépité par cette expérience qu'il a abandonné à la fois le bodybuilding et ses entraînements. Il appuie sur l'accélérateur et ajoute que son père aussi a alors cessé de s'entraîner. Alexander s'est marié et a dû travailler pour l'entreprise pétrolière de son beau-père afin de pouvoir joindre les deux bouts.
"Ç a a été une reconversion totale," déclare-t-il tandis qu'il donne un coup de volant pour dépasser la voiture devant lui. "Mon beau-père est un homme malveillant; il ne dit jamais rien de sympa." C'est un sujet qui l'irrite encore alors que sa femme, Natalia, a donné naissance à leur premier enfant il y a un an. Comme l'agenda d'Alex est très chargé, il a été décidé que Natalia resterait chez ses parents pendant quelque temps, à une heure de son domicile. Pour cette raison, Alex est obligé de voir son beau-père plus souvent qu'il ne le souhaite, mais il refuse de nous parler de leurs rapports. À la place, tandis qu'à toute vitesse, il passe sur le bas-côté de la route pour doubler un autre véhicule, il lance la conversation sur Sergey Nikeshin, l'homme qui lui a fait reprendre l'entraînement.
C'était vers la fin de 2002 et Alexander n'avait pas touché aux barres et haltères depuis près de trois ans, perdant du coup plus de 31 kg. Nikeshin, politicien local et fervent de bodybuilding, l'a convaincu de se remettre à son sport. En plus de ses encouragements, il lui a offert un appui financier, ce qui lui a permis de se libérer du joug tyrannique de son beau-père et de renouer ses liens avec son père, à la salle. La situation semblait s'améliorer, mais c'est alors que l'impensable est arrivé.
"Je m'en souviens encore comme si c'était hier," commence Alexander. "C'était un grand jour, mon premier jour d'entraînement sérieux pour la première compétition que j'allais disputer depuis que j'avais tout arrêté. Chose étonnante, ce jour-là, tout était très facile. J'avais poussé 200 kilos huit fois au développé couché et j'avais le sentiment que je pouvais faire mieux. Avant, mon record était de 245 kilos mais là, je voulais aller jusqu'à 250 kilos. Je ne suis pas powerlifter, mais j'avais envie d'essayer. J'ai placé la barre sur la poitrine et, au milieu du mouvement, pendant que je la remontais, j'ai entendu un bruit comme un élastique qui se déchire. La barre m'est retombée dessus et en tentant de la rattraper, mon père s'est blessé aux bras."
Quand ils sont arrivés à l'hôpital, les médecins n'ont rien pu voir sur les radios à cause la poitrine massive d'Alex, mais comme il avait gardé toute l'amplitude du mouvement, ils ont pensé que la blessure n'était pas grave. Ce n'est que lorsqu'ils ont commencé à l'opérer qu'ils ont découvert l'ampleur des dégâts: Alexander avait déchiré son pectoral droit en quatre endroits différents. Il fallait donc tout remettre en place et l'opération était si délicate qu'une revue médicale de Moscou a dépêché un de ses reporters pour en suivre le déroulement.
"C'est une blessure grave qui n'est pas rare chez les bodybuilders," déclare Nicholas DiNubile, MD, porte-parole de l'American Academy of Orthopedic Surgeons. "Elle nécessite une intervention très importante et très invalidante pour quelqu'un qui a besoin d'utiliser le haut du corps dans le cadre d'activités de puissance. Généralement, à part quelques exercices simples de rééducation, on ne doit pas faire de musculation pendant trois ou quatre mois."
Cependant, au lieu de "lever le pied" entre le moment de la blessure et l'opération, Alexander a continué d'exercer le reste de son corps, a continué de concourir et a continué de gagner. Il a remporté la première place à cinq concours amateurs et a fait 3e au Grand Prix de Russie, derrière Ronnie Coleman et Jay Cutler. Néanmoins, à ce jour, cette blessure l'handicape énormément.
Il est difficile de ne pas remarquer la différence entre les deux côtés de son corps – les avant-bras, les pectoraux et la gigantesque cicatrice qui dépasse de son aisselle. Ce n'est que récemment qu'il peut de nouveau travailler ses pectoraux sans hurler de douleur.
Par ailleurs, il doit encore voir un médecin toutes les quelques semaines et attendre le feu vert pour continuer de s'entraîner. C'est une démarche très éprouvante qui lui fait peur. Dans l'attente des résultats, il est inquiet, comme c'est le cas aujourd'hui.
En plus, il doit affronter bon nombre des défis auxquels sont confrontés les bodybuilders du monde entier… sauf que, pour lui, le défi est accentué par le fait qu'il habite dans un pays qui commence à peine à s'ouvrir à cette discipline. Prenez ses vêtements, par exemple. Avant son voyage aux U.S.A, les seuls vêtements qu'Alex a pu trouver à la mesure de son corps massif, quand son poids a augmenté pendant la hors-saison, n'étaient disponibles que dans les magasins d'habillement pour obèses. Les chemises lui allaient aux épaules, mais elles étaient trop larges à la taille et laides de surcroît. Même aujourd'hui, la plupart des vêtements de sa garde-robe remontent à l'époque où il était plus mince. C'est demain que l'on va donner un nom à sa fille: il sera obligé de voir son beau-père. Bien que ce soit une occasion formelle, il craint de ne pouvoir porter qu'une veste de survêtement.
Prendre l'avion s'avère également quasiment impossible. Gouliayev se souvient du vol de Paris à New York quand ils se sont rendus aux États-Unis. Baissant la voix et s'assurant qu'Alex n'entend pas, il déclare: "Je me suis endormi au décollage et, quand je me suis réveillé, Sasha [c'est ainsi que ses amis appellent Alexandre] était debout, à l'arrière, près des toilettes, recroquevillé pour avoir la tête sous les casiers à bagages afin que les passagers puissent passer. Il est resté là pendant presque tout le voyage. Il ne pouvait tout simplement pas tenir confortablement dans son siège." La durée du vol Paris-New York? Environ neuf heures!
SIX PIEDS SOUS TERRE
"Tout le monde aime décrire Alex comme une sorte de monstre russe," nous dit Gouliayev tandis que nous regardons le tandem père-fils qui s'entraîne. "Pourtant, il est loin de n'être que cela. C'est un gars normal, un gars comme les autres." Il a raison à certains égards. Certes, il est vrai que quand Alex pousse la fonte, ses yeux bleus lancent des éclairs avec une intensité qui rappelle Ivan Drago, mais il a aussi ses petites manies.
En plus de la chaîne en or autour de son cou, Alex porte un culturiste miniature en or. Il fronce les sourcils quand il s'aperçoit que nous l'avons vu. "Je leur avais donné une photo de moi pour qu'ils fassent un visage qui me ressemble," dit-il tout en examinant le pendentif. "Je trouve que ça ne me ressemble pas, mais je viens d'en commander un nouveau qui aura ma tête et le corps de Flex Wheeler. C'est un petit cadeau que je me fais."
Et puis, il y a aussi son choix de musiques pour ses routines de posing. "Avant, je choisissais Kenny G et Bon Jovi," annonce-t-il. "J'aime bien surprendre les gens et être original, mais je connais rarement la musique. Je vais dans un magasin de disques et je dis au vendeur: ‘Donnez-moi ça, la musique qui passe en ce moment.'" Kenny G nous a semblé être un choix assez étonnant, mais Alexander nous assure que ça passe toujours très bien auprès du public lors des compétitions. Quant à Bon Jovi, même si Alex ne se souvenait pas du morceau qu'il avait sélectionné, on aurait pu penser que c'était quelque chose du genre "Dead or Alive" ou "Living on a Prayer". Ce n'est que plus tard que nous nous sommes rendus compte que le morceau en question était en fait "Runaway" où le choeur reprend les paroles: "Ooh, she's a little runaway…Daddy's girl learned fast".
Néanmoins, ce qu'il adore le plus, c'est sa précieuse BMW. Les Fedorov sont obsédés par la marque allemande, mais la passion d'Alexander frise le bizarre. Il fait laver sa voiture tous les jours, parfois deux fois par jour, selon un rituel étrange où il prête aux préposés de la station de lavage les produits de nettoyage spéciaux qu'il garde dans le coffre et où il se met ensuite à quatre pattes pour leur montrer comment il veut que les pneus soient fignolés, en en nettoyant d'ailleurs au moins un lui-même.
À l'inverse, malgré sa musculature massive, il est extrêmement "coulant" à la salle. Alors que son père aime bien écraser la main qu'il serre, la poigne d'Alexander est délicate et chaleureuse et il apprécie beaucoup les personnes de son entourage qui l'ont aidé à arriver au stade actuel de sa carrière. Quand on lui demande s'il envisagerait de venir vivre aux U.S.A., il répond en souriant: "Seulement si mes sponsors paient pour que ma famille, mes amis et leurs familles viennent aussi."
LA DERNIÈRE DEMEURE
"Les Américains viennent ici et ne voient que ce qu'ils ont envie de voir," dit Gouliayev en soupirant. "Dans leurs articles, ils racontent ensuite que le père de Sasha a eu des problèmes avec le KGB et qu'aujourd'hui, c'est la mafia qui le finance. C'est tout à fait faux."
Il est facile de voir comment on commet ce genre d'erreurs. Lors de notre première journée en compagnie du groupe, le père d'Alexander a expliqué qu'il leur faudra peut-être installer la salle de musculation ailleurs. Récemment, un nouveau gestionnaire est en charge du cimetière et comme celui-ci s'agrandit sans cesse, le terrain a beaucoup de valeur. En outre, quand nous avons demandé si nous pouvions photographier Alexander au milieu des tombes, nous nous sommes heurtés à une certaine résistance. En Russie, il est interdit de prendre des photos dans les cimetières et aujourd'hui, le site va être inspecté par des agents de la municipalité
C'est pour cette raison que nous nous inquiétons à juste titre quand un homme bien habillé entre dans la salle, à l'improviste, tandis qu'Alex est assis au sol et travaille ses épaules en soulevant des gueuses avec le genou de Gouliayev planté dans son dos pour qu'il se tienne droit. Le nouveau venu se tient presque contre Gouliayev et le fixe intensément avant de dire quelque chose. Personne ne répond jusqu'au moment où il touche l'une des charges qu'Alexander tient au-dessus de sa tête. Gouliayev crie et l'homme s'en va. Qui était donc cet officiel? Venait-il pour l'inspection? La salle devra-t-elle être déplacée? "Non, c'est juste un ivrogne," explique notre traducteur. "C'est un des ouvriers qui a trop bu à midi."
Alexander n'est pas perturbé par l'incident. "Parfois, être un champion, c'est rester focalisé sur la victoire, même si on doit se couper du reste du monde," affirme-t-il quand on lui demande s'il a un secret, un petit quelque chose qui pourrait faire pencher la balance en sa faveur au concours Olympia de cette année. Tout d'un coup, une autre question nous vient à l'esprit: que fera Alexander quand son père aura disparu, quand Fedorov senior ne sera plus qu'un nom sur l'une des stèles du cimetière? Notre interprète traduit nos propos, en criant pour couvrir le bruit de la musique dans la salle, mais avant qu'Alexander ne réagisse, son père vient vers nous et nous déclare avec insistance: "Un père a toujours quelque chose à apprendre à son fils. J'aurai toujours plus d'expérience que lui et je peux lui transmettre cette expérience. Notre seul souci est d'être demain meilleurs qu'aujourd'hui." Parfois, en effet, être un champion, c'est ne jamais perdre de vue la première place, quoiqu'il advienne! M&F
Jake Bronstein a été le fondateur de l'édition U.S de FHM. En outre, il a écrit des articles pour Rolling Stone, Details, Maxim et Complex. |
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