Muscle & Fitness - Le magazine pour être plus fort, en forme et en meilleure santé
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AU-DELÀ DU SOURIRE

PAR DAVE DRAPER

Le "Bombardier blond" nous fait pénétrer dans les coulisses des séances photo à l'époque de l'âge d'or du bodybuilding

MUSCLE & FITNESS,
ce rassemblement coloré et dynamique de culturistes et d'informations sur le bodybuilding, n'est pas un magazine récent ayant bâti sa renommée d'un coup de baguette magique. Publié depuis plus d'un demi-siècle sous différents titres, il est dû à l'initiative d'un certain Joe Weider. Joe, surnommé "l'entraîneur des champions," l'a créé à la force du poignet à partir de pages tâchées d'encre, imprimées sur une ronéo dans l'appartement de sa mère à Montréal. Il lui a insufflé cette spectaculaire vitalité, reflet de sa propre vision du muscle et de la puissance.
Je fais partie des personnages qui ont joué un rôle dans cette vision raffinée et j'ai incarné le M. Amérique et le M. Univers de ce rêve qu'il offrait au monde. Je suis apparu sur la scène du culturisme au début des années 60 et, dès lors, j'ai rempli les pages de ses magazines, embelli leurs couvertures et, grâce à ces attrayantes photos prises sur les plages californiennes, j'ai colporté des récits remplis de joie, de promesses et d'espoir à l'usage des jeunes comme de ceux qui n'avaient rien perdu de leur jeunesse du cœur.
Je me remémore ces jours joyeux où j'arborais un large sourire, bandais mes muscles et batifolais avec des baigneuses sexy au cours d'après-midis dingues de farniente au soleil. Les rouleaux azur du Pacifique déferlaient puissamment sur la plage, d'énormes nuages frangés d'argent caressaient l'horizon et les chiens s'amusaient à pourchasser les mouettes le long de ces immenses étendues de sable.
Allez-y, plongez. L'eau est bonne. La vie est magnifique.

UNE JOURNÉE À LA MER QUI N'EN EST PAS UNE
[Santa Monica, Californie — Été]

Arrêt sur image. Reculez de 6 m et regardez à nouveau. Sur la plage se trouve un caméraman désespéré au milieu d'un tas de valises, étuis et sacs contenant tout son équipement sophistiqué; je vois ce gars — Joe, probablement — qui a tombé la veste et roulé les manches de sa chemise et les jambes de son pantalon; sur le côté, un groupe de spectateurs tout poisseux traînent leur ennui, lançant du sable et sirotant de l'eau. Ce sont sans doute les personnages ravis qui posent sur ces délicieuses photos et qui sont en train d'attendre leur quart d'heure de bonheur.
Le soleil ardent frappe sans relâche et on enduit les corps musclés d'une nouvelle couche d'huile. On cherche à faire circuler le sang afin de donner un peu de vie à ces muscles fatigués et déshydratés mais, au lieu de cela, c'est le sable qui vole en abondance en direction de tous les orifices du corps — les oreilles, les yeux, le nez et tous les interstices ou fentes répertoriés. C'est quand, les réjouissances?
Maintenant, le soleil se couche et le caméraman et ses personnages sont impuissants à stopper ce processus inopportun. Joe les bras en l'air, tandis qu'Artie Zeller ou bien Russ Warner ou encore Jimmy Caruso — bénie soi leur âme! — tentent désespérément d'interpréter ses gestes désordonnés. On apporte des réflecteurs, on se déplace, l'océan se calme, la lumière spectaculaire disparaît pour faire place à une ombre douce favorable aux clichés romantiques où l'on sirote une bouteille de "Wine and Thou."
Coupez.
Mais attendez!
Les rayons déclinants du soleil couchant rejoignent leur propre reflet à la surface de l'eau et sous cette lumière époustouflante, les corps prennent une dimension spectaculaire. Par un étrange hasard, tout le monde se trouve au bon endroit au moment propice et dans l'état d'esprit approprié. Artie a le nez au fond de son sac de pellicules et Joe lui hurle de prendre la photo là, tout de suite, maintenant.
Art Zeller est un maître de la photographie spécialisée dans le domaine des physiques musclés. Il maîtrise la technique, le moment, la manière. La photo numérique n'est même pas encore un rêve et, malheureusement, notre patient et précautionneux preneur de vues s'affaire avec son bon vieux Roloflex.
Joe arrache sa chemise et se livre à ce qui ressemble à une danse de la pluie amérindienne tout en s'exclamant: "Artie, Artie! Prends la photo! Mais prends-la donc!" sans hésiter, Artie crie à son tour: "Joe, je n'ai plus de pellicule!" Aussi autoritaire qu'un enfant au comble du désespoir, Joe hurle: "Prends-la quand même!"
Artie s'exécute. Joe est content. Une journée de plus à la plage.
Les gars musclés n'intéressent guère les jolis mannequins qui s'en vont. Quant aux bodybuilders, ils font de même. Ils ne pensent qu'à leurs protéines et à l'entraînement qu'ils doivent rattraper à cause de toutes ces gamineries et batifolages sur la plage. Mais cela en valait la peine, non? Peut-être verra-t-on notre bouille dans le magazine et on sera célèbres?
À cette époque, avec 10 cents et une célébrité de magazine, on pouvait se payer un café. Hé, mec, t'as pas cent balles?

LE RÊVE CALIFORNIEN
[Venice Beach, Californie — Hiver]

Même s'il ne neige pas et si la température ne descend jamais en dessous de 10 degrés en Californie du Sud, la froide saison y existe bel et bien. C'est le moment de prendre ses quartiers d'hiver, de perdre son bronzage et de prendre du poids afin de faire face au dur entraînement de la période hors compétition. Au programme de chaque bodybuilder: récupération et développement musculaire, relaxation et une vie qui n'est pas centrée uniquement sur la découpe et les stries. Une balade en montagne ou dans le désert, une visite aux parents restés dans l'est. Ajoutez à cela les fêtes de fin d'année et vous voilà dodu, rond et tout blanc.
"Qu'est ce que tu dis, Joe? Une prise de vues sur la plage samedi? Quelle plage? Je pensais qu'on asséchait la plage l'hiver, qu'on l'évacuait, qu'elle était démontée ou fermée pour travaux."
"C'est maintenant qu'il faut faire les photos pour les promos d'été, Bomber, sinon je vais perdre un sacré paquet de dollars."
Oh! Dans ce cas, je n'ai pas envie de perdre mon salaire d'expéditionnaire à 85 dollars la semaine. Bien sûr, JW, je te retrouve là-bas…. de bonne heure et de bonne humeur… j'apporte le café. Si tu vois un gros rhinocéros blanc avec mon maillot de compétition, ça sera moi.
Je m'entraîne dur: je suis fort comme un hippopotame et presque aussi bien galbé. Mettez-moi sur la plage et tous les amateurs de gros gibier rappliqueront depuis des kilomètres à la ronde pour m'avoir comme trophée. Tu ne peux pas me faire ça, Joe. Je suis trop jeune pour mourir. Pas la plage. Le gars de la couverture est blanc comme une affiche vide et deux fois plus gros. La seule définition que je peux proposer se résume à peu près à ceci: potelé, rondouillard, pâlichon, imbécile, récalcitrant, désespéré, boudeur.
Dernières nouvelles: un dirigeable non identifié plane sans but au-dessus des plages du sud californien. Aucun détail pour le moment.
Les lèvres gelées ont du mal à afficher un sourire. L'air est glacial et un vent mordant vous fait trembler de froid. Cette petite troupe anachronique de corps livides et dodus se blottit sous des serviettes de plage afin de se tenir au chaud et de se protéger des rafales de vent chargé de sable. L'océan est inquiétant, la plage désolée et les mouettes se sont réfugiées sous des buissons à l'intérieur des terres. Les chiens et leurs maîtres apprécient la chaleur et le confort de leurs foyers. Février n'est pas le bon mois pour ces élucubrations.
Joe est un sacré personnage, plus haut en couleurs qu'un arc-en-ciel et deux fois plus brillant. Il adore le milieu du bodybuilding, lui donne un cadre où il peut se mettre en scène et, pour le faire connaître au monde entier, il en fait plus que quiconque, sauf les acteurs eux-mêmes. Rendons grâce aux culturistes qui, guidés par la passion et l'envie, font ce qu'ils font parce qu'ils doivent le faire.
Les sourires sur la plage sont âprement gagnés et ils sont remboursés à coups de séances dans des gymnases obscurs, remplis de fonte pesante. Les charges — barres et haltères — sont à la base de la résistance qui a forgé les muscles qui ont bâti les hommes qui ont construit ce magazine. Moi et ceux qui m'ont précédé, nous ne soulevons pas ce métal froid et bruyant dans le but de faire une brève apparition dans les pages d'un magazine, mais pour des raisons — de merveilleuses raisons — trop nombreuses pour être énumérées.
Et puis, après tout, je vais essayer! Je serai bref:
Pour commencer, la santé, le muscle et la puissance. Pas mal, non? Il y a la joie de soulever la fonte et le défi palpitant que cela crée; le fait de pousser, tirer et étirer son corps; la conception judicieuse des exercices, des mouvements et des programmes; la brûlure, l'effort, la congestion, terriblement excitants.
La musculation est un divertissement dynamique grâce auquel se forgent de solides liens de camaraderie et qui propose modèles et espoir. Soyez-en sûrs; peu de passe-temps offrent davantage de bénéfices, de récompenses et d'épanouissement.
Avec l'entraînement, on apprend la discipline, la persévérance et la patience. Ces nobles atouts permettent d'escalader des montagnes, de sauver des vies et de former des nations. L'effort intense ordonne et rythme nos existences: tout est moins confus et le stress diminue, ce qui remplace bien des séances sur le divan du psy. Comme la qualité de vie est meilleure, on vit plus longtemps et ces années gagnées se révèlent utiles et plaisantes. Alors que l'on disait: "j'en suis incapable," on proclame "ne restons pas assis sans rien faire, bougeons-nous!" une fois que l'on a gagné forme et bien-être grâce à l'exercice physique.
Un dos puissant et un grand cœur vont de pair avec le courage et la confiance en soi, quatre conséquences logiques d'un entraînement et d'une pratique régulière de la musculation. Même si personnellement, ils éprouvent de la fierté, les véritables amoureux de la fonte ne se vantent pas de leurs exploits — encore une modeste qualité acquise lorsque l'on suit un entraînement assidu.
J'avais dit que je serais bref.

SI J'Y ARRIVE ICI, JE RÉUSSIRAI N'IMPORTE OÙ
[New York City — Été]

Ensuite vient l'histoire de ces immeubles de huit et dix étages abandonnés dans le Garment District de Manhattan. Je ne sais comment on nous autorise à pénétrer dans ces restes calcinés. Avec leurs câbles bruyants et grinçants, de vieux monte-charges d'usine nous emmènent jusqu'à des étages lointains, bien au-dessus des ruelles et des bennes à ordures. Après avoir débarrassé un coin de ses bancs retournés, de ses établis et d'une montagne de débris, nous pouvons nous mettre sérieusement à notre séance photo. On suspend un écran blanc qui contraste avec la poussière, la moisissure et les toiles d'araignées pareilles à des tapisseries dans une maison hantée. Les rats restent dans leur coin; les planchers gauchis m'inquiètent davantage: à chaque pas, ils tremblent nettement sous nos pieds et nous progressons comme des soldats dans un champ de mines.
La caméra est fixée sur son trépied, les spots, les réflecteurs et les parapluies sont en place et le champion a pris ses marques: tous les objets sont disposés avec précision, leur emplacement délimité par des ficelles comportant des nœuds aux endroits stratégiques.
On étale délicatement l'huile après avoir amorcé un semblant de congestion en s'échauffant sur place. Augmentez le volume! Si l'on s'écarte de son emplacement, on se retrouve maculé de crasse, on ramasse des échardes et on se blesse, contaminé et placé en quarantaine. Les ennuis commencent quand une vedette assoiffée réclame une gorgée d'eau. Au mois d'août, New York est chaud et étouffant. Pas d'eau. Tout empire quand l'athlète se rend aux toilettes pour hommes. Pas de tuyauterie.
Aucun problème ne se révèle trop grand ou trop petit pour une bande de bodybuilders souriants.
"Un deux, trois, flexion. Encore, et cette fois, Dave, accentue la torsion et n'oublie pas de fléchir les jambes. Jimmy, est-ce qu'il est là où il faut? Un, deux, trois, flexion. C'était bon, Bomber. Encore une fois — c'est pour une couverture. Tourne-toi et lève les bras plus haut…. fléchis les jambes. Non, mille fois non! Caruso, dis-lui, toi! Rotation, flexion, plus haut les bras, encore…souris."
Je vais vous avouer une chose: personne ne savait faire poser et prendre des photos aussi bien que Joe Weider.

IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L'OUEST
[Los Angeles — Été]

Je suis debout au milieu de la Century Plaza sur le rebord en granit d'une fontaine remarquable. De la taille d'un court de tennis, la fontaine est dominée à l'est et à l'ouest par des immeubles de bureau de 30 étages aux parois de verre. L'eau jaillit triomphalement vers le ciel et je m'occupe tranquillement, luisant d'huile dans mon maillot de compétition noir; j'attends que Russ Warner ait préparé son appareil, pris sa place et décidé de la mienne. Il est midi pile, c'est l'heure du déjeuner au cœur de l'élégant et trépidant quartier d'affaires de Century City, siège de l'économie mondiale et de l'industrie du cinéma. La circulation est intense et bruyante. Aucun problème, je suis détendu. Ce n'est pas la première fois que l'on me dévisage.
"Oui, toi aussi, petit malin!!"
Je regarde. Russ s'adresse à des policiers qui me montrent du doigt. Sans doute de vieux amis, mais je m'abstiens de leur faire signe. Au lieu de m'échauffer, j'essaye de me faire tout petit et je traverse nonchalamment le bassin peu profond et légèrement visqueux. Plutôt frais. Au milieu de ma traversée, j'entends le pin-pon des véhicules d'urgence quand ils veulent dégager immédiatement le passage à une intersection. Je regagne ma position de départ — dégoulinant — et, comme si j'obéissais à leur signal, je me lance dans un double biceps de face au-dessus de la tête, j'enchaîne avec une pose de dos de trois quarts et je termine par un biceps cage en appui sur genou. Après tout, je suis M. Amérique. Je m'incline et attends que la circulation se calme avant de traverser la rue, puis je les rejoins auprès de leur véhicule toutes sirènes hurlantes.
"Salut, les gars, je m'appelle Dave Draper." J'ai oublié ce qui s‘est passé après cela. L'être humain possède cette étrange faculté d'endormir son cerveau et d'occulter les événements — de faire le mort — quand il se sent pris au piège.

AURÉOLE DE GLOIRE
C'est fou. Pourquoi avoir accompli tout cela? Don Howorth, Larry Scott, Zane, Yorton, Labra, McArdle, Zabo, Eiferman, Sipes. Pour l'argent? Non. Pas pour l'argent. Bien sûr quelques dollars auraient aidé à régler une ou deux factures et à sourire davantage, mais non, ce n'était pas l'appât du gain.
La célébrité et la gloire? De telles récompenses ne nous étaient pas étrangères et ne produisaient aucune impression profonde chez personne, surtout pas chez les champions. On était solidaire dans la reconnaissance et tout se passait calmement, presque en silence. En termes de récompense, la célébrité et la gloire avaient sur nous le même impact que le baiser de félicitation offert par la jolie fille en minijupe sur la scène. Je n'oublierai jamais la réalité tangible de ce tonnerre d'applaudissements et d'encouragements à New York mais, à l'époque, nos fans partageaient nos motivations.
C'était le fait d'être dans la course qui comptait et cela n'a pas changé. Aucun d'entre nous ne modifierait grand-chose si tout était à recommencer. Les sourires se formaient au moment où on ne les attendaient pas et il y a bien longtemps que cela dure. Si, quand on pousse la fonte, on cherche la célébrité, la gloire ou l'argent, on est complètement à côté de la plaque. Si vous ne comprenez pas ce que je dis, je suis incapable de l'expliquer. M&F
FÉVRIER 2006