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DE ZÉRO À L'INFINI

DE ZÉRO À L’INFINI
Par JOHN PLUMMER

Voici l’une des histoires les plus extraordinaires des olympiades 2004: les minables relayeurs britanniques, dont aucun ne s’était qualifié en individuel pour le 100 m ou le 200 m, en finale du 4x100 m contre les invincibles coureurs américains!

Personne n’aurait donné la moindre chance à la Grande-Bretagne ou à n’importe quelle autre nation. Les Américains avaient remporté 15 fois la médaille d’or au relais et n’avaient connu qu’une seule défaite au terme des J.O.
Alignés devant 77 000 spectateurs à Athènes, les quatre représentants de l’Oncle Sam étaient sans conteste les meilleurs de tous les temps: Justin Gatlin venait de remporter le 100 m en individuel, Shawn Crawford avait décroché la médaille d’or du 200 m ainsi que Maurice Greene quatre ans plus tôt au 100 m; quant à Coby Miller, avec moins de 10 secondes au 100 m, il était dans une forme époustouflante.
La dernière victoire de la Grande-Bretagne dans cette épreuve remontait à 1912. En outre, les coureurs avaient laissé tomber deux fois le témoin aux deux précédentes olympiades à Atlanta et Sydney. Rien au cours des épreuves individuelles n’aurait pu laisser croire qu’ils remettraient cette fois-ci les pendules à l’heure; le train d’enfer mené pendant 38,07 secondes par Jason Gardener, Darren Campbell, Marlon Devonish et Mark Lewis Francis a donc été le plus beau coup de théâtre dans le monde du sport.
La faible marge d’avance a rendu l’heure de gloire de l’équipe britannique encore plus remarquable: un dixième de seconde seulement. “Si l’un d’entre nous avait démarré une fraction de seconde trop tard ou si l’un des relais avait été un tant soit peu décalé, nous n’aurions pas réussi,” déclare Devonish. Des mois plus tard, lorsqu’il est question de son entraînement ou de cette fameuse nuit en Grèce, il a encore peine à croire à la réalité de cet évènement. “Je peux passer des heures à tenter d’expliquer ce que nous avons ressenti lors de la victoire,” raconte-t-il. “La meilleure explication que je puisse donner, c’est que j’ai eu l’impression que mon corps explosait en des millions de particules avant de se reconstituer. J’ai vécu l’expérience la plus extraordinaire de ma vie.”
Devonish faisait partie de l’équipe britannique du 4x100 m qui avait fait tomber le témoin aux Jeux olympiques de Sydney en 2000; il était également membre de celle qui a remporté la médaille d’argent aux championnats du monde 2003 avant de se voir contrainte de la rendre, l’homme fort de l’équipe, Dwain Chambers, ayant été testé positif. La radiation de Chambers a empêché les performances précédentes d’être prises en compte dans le livre des records et, en seizième position, la Grande Bretagne ne s’est qualifiée que d’un cheveu pour Athènes. Cette place peu brillante a contraint les coureurs à emprunter le couloir numéro un, le pire, pour la demi-finale, sachant par ailleurs que quatre équipes seulement seraient qualifiées pour la finale du lendemain.
“Les cinq meilleures nations au monde participaient à cette course et nous avons réussi à finir seconds derrière les Américains,” raconte Devonish. “Nos passages de témoin étaient lamentables. On a même dit que mon relais avec Mark était à la limite de la disqualification mais nous avons éclairci l’affaire. On était certains que dès qu’on aurait retrouvé notre niveau, on représenterait une menace sérieuse et on savait que les Américains ne nous percevaient pas comme tels. Chacun de nous croyait en lui-même et en ses camarades.”
Le jour de la finale, la tension était insupportable: l’équipe tentait de se détendre tout en sachant que ce soir-là, ils disputeraient l’épreuve la plus importante de leur vie devant un stade bondé et des milliards de téléspectateurs. “Quand j’arrive sur la piste, je suis toujours nerveux,” reconnaît Devonish. “Le fait d’être aux Jeux olympiques corsait la difficulté. Je m’efforce de rester aussi tranquille et calme que possible avant d’être sur la piste car il est important de conserver son énergie nerveuse jusqu’à ce moment-là. Dès que je suis en place, j’essaye d’être tendu, mais confiant: c’est essentiel de ne pas se laisser dominer par les nerfs.”
Quand les équipes se sont présentées, Devonish, qui devait courir le troisième relais, s’est livré à son rituel favori qui consiste à mesurer 28 pas, à marquer l’emplacement avec du scotch rouge de manière à repérer très exactement l’endroit où il allait devoir commencer à courir à l’approche de Campbell, le coureur n° 2.
Les relais se font dans une zone d’accélération de 30 mètres, mais si un athlète prend le témoin au cours des dix premiers mètres, son équipe est immédiatement disqualifiée. Il faut donc que le receveur soit en pleine accélération dès les 10 mètres franchis et qu’il saisisse le témoin le plus rapidement possible.
Le coup de pistolet a retenti et le stade a explosé. “Dès le début de la course, je ne faisais plus attention aux autres et ne pensais qu’aux relais,” se souvient-il. “Quand j’ai vu le premier, mon cœur battait à tout rompre. La foule m’encourageait, mais je n’entendais pas grand-chose: je me concentrais sur mon bout de scotch.”
Devonish n’avait d’yeux que pour sa marque, ce qui l’empêchait de voir le déroulement de la course. S’il avait regardé, il aurait vu les Américains se démener pour la transmission du témoin, Gatlin marchant presque sur les talons de Miller, et les Britanniques se débrouiller parfaitement. “Je ne me souviens que de l’agressivité sur le visage de Darren alors qu’il labourait la piste, et de mes pensées: dès qu’il atteindra ma marque, je devrai démarrer à fond,” précise-t-il.
On ne peut pas dire que les concurrents se passent le témoin, mais plutôt qu’ils le jettent violemment dans la main de leur partenaire. “On le balance tellement fort qu’on se fait mal, ce qui fait qu’instinctivement, on le serre. La douleur provoque également un sursaut d’énergie,” explique Devonish.
Tout le monde pensait que les Américains se situeraient à des mètres devant au moment où Devonish démarrerait en troisième relais, mais la course était très ouverte. Il courait dans le couloir numéro 3 et sa tâche était de mettre autant de distance que possible entre lui et les autres, y compris les Américains. Pourtant, contrairement à toutes les prédictions, ces derniers ne se trouvaient pas si loin devant lui. “Je me souviens m’être demandé où étaient les Américains,” déclare-t-il, “mais tout s’est passé tellement vite que je n’ai pas trop réfléchi. Je ne me rappelle qu’une chose: m’être concentré sur Mark.”
Après un dernier passage de témoin superbe, Lewis-Francis ne se trouvait plus qu’à un mètre et demi des Américains. L’or était à portée de main, mais les Américains ont joué leur va-tout, avec Greene dans le dernier relais. Greene avait rattrapé Chambers dans des circonstances similaires aux championnats du monde l’année précédente et commençait à nouveau à grignoter le terrain le séparant de Lewis-Francis. “Greene avait déjà couru 9,87 secondes et pendant une demi-seconde, j’ai pensé qu’on allait revivre la même chose; puis, pour une raison inconnue, je me suis ensuite dit ‘non, c’est différent’,” raconte-t-il. Il a commencé à exulter bien avant d’être sûr de la réussite des Britanniques. “J’ai célébré la victoire un mètre avant que Mark ne franchisse la ligne d’arrivée,” poursuit-il. “De l’endroit où je me trouvais, il me semblait qu’il avait une plus grande longueur d’avance. Je ne pensais absolument pas qu’il ne l’avait emporté que d’un dixième de seconde. On pensait tous qu’on était capables de gagner, mais lorsque ça se concrétise, c’est totalement différent de ce qu’on avait envisagé. On ne sait plus où on est. J’ai ressenti cette exaltation jusqu’au plus profond de moi-même.
“Je pratique l’athlétisme depuis douze ans et j’ai toujours rêvé de remporter une médaille d’or olympique. C’est la plus grande consécration pour un athlète et donc, réussir contre toute attente est remarquable. C’est la réalisation du rêve le plus fou. Si j’avais jamais eu l’occasion de faire un vœu, cela aurait été de devenir champion olympique.
“Les Américains ont voulu nous serrer la main, mais on était trop occupés à nous réjouir. On a fait un tour d’honneur et c’est alors que j’ai remarqué cet océan de drapeaux britanniques. On peut imaginer l’ambiance si Londres accueille les JO en 2012!”
Après cela, il n’y avait plus qu’une chose à faire: s’éclater à fond. “Une fois les interviews terminées, on est rentrés au village à deux heures du matin,” raconte Devonish. “Mark Lewis-Francis et moi, on ne tenait plus debout, mais à 3 heures et demie du matin, on s’est retrouvés en boite à faire la fête et à boire un peu trop. On avait une conférence de presse le lendemain à huit heures. On a quitté le bar à sept heures dans un taxi qui a mis une demi-heure pour regagner le village: après un bain, on a foncé directement. On a remis ça le lendemain soir.”

EN FORME POUR COURIR
Un sprinter doit faire preuve d’un talent naturel, d’une puissance contrôlée et de technique. Devonish a apporté la preuve de ses dons lors de sa première visite à son club d’athlétisme local, le Coventry Godiva Harriers, juste après son seizième anniversaire.
“J’ai participé à une course à la fin de ma première saison, simplement pour avoir un point de référence. Quand j’ai consulté l’Athletics Weekly, j’ai vu que j’étais classé dans la moitié supérieure de ma tranche d’âge,” se souvient-il. “Je me suis dit: ça alors, je viens à peine de commencer et je suis déjà dans le peloton de tête!”
Au cours des 12 années suivantes qui ont abouti à sa consécration olympique, il n’a eu de cesse d’ajouter puissance et technique à son talent inné. Les sprinters ont des objectifs très pointus et l’entraînement est élaboré sur mesure en vue de les concrétiser. “Le sprinter idéal est aussi puissant et aussi léger que possible,” explique-t-il.
La musculation constitue donc un point essentiel de son arsenal: encore faut-il la pratiquer correctement. “Quand j’étais jeune, je m’entraînais avec des charges assez légères,” raconte-t-il. “Je me souviens avoir assisté avec mes cousins à une compétition de bodybuilding. Tout le monde était en pleine forme, ce qui m’a incité à avoir un physique esthétique. À 18 ou 19 ans, j’ai commencé à prendre les choses au sérieux et je me suis efforcé de soulever le plus lourd possible.”
Depuis, son approche de la musculation s’est quelque peu affinée. “Prendre du poids, être plus gros, c’est facile,” avoue-t-il, “mais cela signifie que la masse à gérer pendant les courses est plus importante. À présent, j’effectue des exercices adaptés à ma spécialité afin de renforcer la stabilité des muscles du tronc.”
La puissance du tronc est capitale au cours des derniers 40 mètres du 100 m, au moment où la décélération se fait sentir et où les athlètes commencent à faiblir. “Plus les muscles sont puissants, plus il est facile de conserver sa position,” explique-t-il. “On ne peut pas se permettre d’avoir une ceinture abdominale relâchée. Un manque de puissance à cet endroit-là provoque un effet éponge: le tronc n’a pas assez de fermeté, si bien que quand on pose les pieds au sol, le corps est légèrement déstabilisé et on gaspille de l’énergie. C’est comme une voiture sans suspensions.”
Le travail étant axé sur les muscles du tronc, les séances de musculation de Devonish ciblent les jambes et le buste. Il s’occupe peu des groupes musculaires plus voyants comme les bras et, dans la mesure où il cherche la puissance explosive, il s’efforce de l’obtenir exclusivement à l’aide d’exercices comme l’épaulé-jeté plutôt qu’avec un programme classique de renforcement musculaire.
“Je pratique la musculation deux fois par semaine,” explique-t-il. “L’épaulé est extrêmement important pour travailler le départ explosif depuis les starting blocks. L’épaulé-jeté est excellent pour les obliques et la stabilité du tronc.” Les exercices sont exécutés en pleine vitesse afin d’augmenter la puissance explosive. “Pour moi, l’épaulé en puissance est sans doute le mouvement le plus important,” explique-t-il. “Je cherche à déplacer la barre le plus rapidement possible avec le maximum de puissance explosive: cela sollicite l’ensemble des muscles du corps. Cette année, encore plus que d’habitude, je travaille à fond la stabilité du tronc et tout est centré sur le renforcement des abdos/lombaires.”
Devonish est revenu à des exercices de base car ses deux dernières saisons, hormis sa consécration olympique, ont été compromises par des blessures. Les critères de sélection de UK Atletics aux championnats les plus importants sont implacables: les candidats doivent se classer dans les deux premiers au 100 m et au 200 m aux essais nationaux s’ils veulent se qualifier pour des compétitions comme les championnats du monde de la même année. Cela sollicite fortement le corps qui doit être au top de sa condition physique deux fois dans la saison. “Personnellement, je n’ai pas réussi aussi bien que j’aurais pu à cause de mes blessures: c’est pour cela que je cherche davantage de puissance afin que ça ne se reproduise pas,” explique-t-il.
Il a passé l’hiver à décomposer chaque exercice à la salle de manière à être sûr d’exécuter les mouvements de base correctement. “Je travaille chaque phase des exercices pour être certain de bien maîtriser la technique,” précise-t-il. “J’effectue aussi beaucoup de mouvements, comme le développé couché sur ballon de gymnastique afin d’améliorer la stabilité des muscles du tronc. C’est excellent dans la mesure où il faut contracter les fessiers quand on développe la barre.”
Pour l’épaulé et l’épaulé-jeté, Devonish effectue généralement quatre séries de six reps. “Je me concentre vraiment sur la technique,” explique-t-il. “Plus tard dans la saison, je choisirai peut-être des charges plus lourdes.” Sur le ballon de gymnastique, il effectue quatre séries de 10 reps. La séance du mardi est particulièrement pénible car elle inclut toutes les facettes de son entraînement, y compris la musculation, le travail en résistance dynamique comme la course en tirant une charge derrière lui et du sprint avec temps de récupération réduit.
Tous les ans, au mois de janvier, il passe trois semaines en Afrique du Sud afin de s’entraîner dans un climat chaud et, en avril, il s’efforce de caser un autre voyage de pré-compétition à Chypre en vue d’être au meilleur de sa forme au cours d’une saison où le climat britannique risquerait de compromettre le travail sur piste.
Devonish, qui se détend pendant ses heures de liberté en faisant de la peinture, devait passer quelque temps début 2005 à filmer des superstars pour la BBC. Cela pourrait se révéler difficile: médaillé d’or au sprint, il n’est qu’un très médiocre coureur de fond. “Je n’ai jamais couru plus de 500 m,” avoue-t-il. Un coureur vaincu dans une épreuve de course, voilà qui risque de prêter à rire! Pourtant, pour Devonish, cette médaille olympique soigneusement rangée dans le tiroir du haut de sa commode, c’est la certitude qu’il sera toujours celui qui rira le dernier. M&F
AVRIL 2005